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Métropôle Aix Marseille Provence
18 février 2013

LE DERNIER MARSEILLAIS

Le dernier des Marseillais

M le magazine du Monde | 15.02.2013 à 18h54 • Mis à jour le 17.02.2013 à 14h52

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2013021645.0.1105310205montana_marseillePhoto: Olivier Metzger pour M Le magazine du Monde |

On ne dira jamais assez ce que le communisme marseillais doit à la pétanque, au pastis et aux vedettes du show-biz. Le temps paraît préhistorique où le parti s'imposait après-guerre comme la première force politique à Marseille ; où la ville, en 1981, portait Georges Marchais en tête du premier tour de l'élection présidentielle, devant François Mitterrand. Et pourtant, à deux pas du Vieux-Port, toute brinquebalante derrière sa façade délabrée, sa vieille imprimerie au rez-de-chaussée, La Marseillaise résiste encore. Le quotidien communiste local, qui n'a pas son égal en France, doit sa survie à un monsieur de 81 ans, ancien stalinien tendance music-hall, qui eut l'efficace bizarrerie d'associer le journal à tout ce qu'il aimait : la famille Ricard, les parties de boules, les stars de la scène et de la chanson.

Michel Montana, c'est lui, là, le petit homme qui marche en chaloupant régulièrement à droite et à gauche, le buste en arrière, tel un métronome de la ville. Il a les yeux plissés et les diphtongues chantantes, fait la bise aux dames, s'arrête pour acheter les fleurs qu'il a commandées pour les 89 ans de Rose, l'infatigable cuisinière de son restaurant préféré, derrière le Vieux-Port. Toujours une petite blague ou un mot gentil pour tout le monde, Michel Montana. "Tran-quille", c'est l'adjectif qu'il a trouvé pour se résumer lui-même, en appuyant bien sur les consonnes.

Il est à la fois directeur des relations extérieures de La Marseillaise et président du "Mondial La Marseillaise à pétanque", ce tournoi international de boules qui fait vibrer la ville chaque première semaine de juillet. Pour récolter publicités et subventions, l'un ne va pas sans l'autre. Michel Montana est le vrai-faux patron, le grand argentier, l'indispensable charmeur qui tient par son entregent les notables en tous genres. Il aura eu l'idée géniale, par le biais d'une fête populaire, d'accrocher son journal à un monde auquel il était par nature étranger : celui de l'argent, des vedettes et des politiques de tous bords. "Comme tout le monde l'aime, il joue les intermédiaires, arrange les coups entre les politiques, entre patrons et syndicats", raconte Jacques Pfister, président de la chambre de commerce et d'industrie de Marseille-Provence. Le journal survit grâce à leurs perfusions. Car des collaborateurs assurent que le chiffre de diffusion annoncé, 68 000 exemplaires, est une manière très, très marseillaise de voir les choses.

Le mur de photos qui trône dans son bureau donne une idée de son importance : Michel Montana sourit avec Alain Delon, François Pinault, Eddie Barclay, Henri Salvador, Nicolas Sarkozy, le directeur du quotidien du Parti communiste cubain Granma, l'équipe chinoise de pétanque. Il y a le sculpteur César, le communiste italien Enrico Berlinguer, le directeur du Point Franz-Olivier Giesbert, l'ancien journaliste Yves Mourousi, l'ancien député communiste Guy Hermier ou l'avocat Paul Lombard, qui lui remet la Légion d'honneur. Et, bien sûr, le maire de Marseille (UMP) Jean-Claude Gaudin, le président du conseil général (PS) des Bouches-du-Rhône Jean-Noël Guérini, le président du conseil régional (PS) de Provence-Alpes-Côte d'Azur Michel Vauzelle... La mairie comme le conseil général financent le journal par l'intermédiaire des annonces légales. "La Marseillaise ne se fâche avec personne, et surtout pas avec Guérini", s'agace le député socialiste Patrick Mennucci. Michel Montana a le sens de l'éclectisme et, parmi ce qui compte, il n'oublie personne. Sa recette pour La Marseillaise. La vie lui a appris à la concocter.

Michel Montana s'appelle Michel Tordjmann quand il naît à Oran, en 1931. Ses parents quittent l'Algérie six ans plus tard pour s'installer dans les quartiers nord de Marseille, où ils ont pour voisin le jeune Ivo Livi, futur Yves Montand. La guerre les chasse vite : les Tordjmann échappent à une rafle et trouvent refuge dans un village des Bouches-du-Rhône. Michel et son frère rejoignent un petit groupe de résistants, sont arrêtés et sauvés grâce au maire du village, sans qu'ils aient jamais compris comment.

De retour à Marseille, en 1945, Michel a passé l'âge du certificat d'études primaires. Sa mère est analphabète, lui sait tout juste lire et écrire. Il s'inscrit au Parti communiste, comme tout le monde dans son quartier populaire. Il vend La Marseillaise à la criée, tient la loge, entre au service de la "propagande". Le terme est soviétique, la réalité, provençale : le jeune homme parcourt le sud de la France pour vanter le journal dans sa Simca équipée de haut-parleurs qui braillent les chansons de Luis Mariano. "Tchi-ki tin tchi-ki tin aïe aïe aïe !" Le week-end, il s'échappe sur les scènes de cabaret de Marseille et des environs. Il chante, il danse, il fait Fernandel et Yves Montand, ses spécialités. "Fantaisiste et imitateur", son vrai métier. Un éditeur de chansons lui conseille de monter à Paris faire du music-hall. Michel, déjà, a pris le nom de Montana. Parce que ça sonnait comme Montand. Parce que ça faisait américain et qu'on avait beau dire adorer l'URSS, c'est l'Amérique qui faisait rêver.

1955. L'Olympia s'ouvre à lui par le sous-sol, au bar Chez Mimi qu'il anime et où viennent s'abreuver les artistes. Il rencontre Bruno Coquatrix, Charles Aznavour, Fernand Raynaud, Henri Verneuil, Bourvil. Il est mobilisé en Algérie en 1958 et quand il revient à Marseille, en octobre 1960, il atterrit au service publicité de La Marseillaise. Stalinien par conformisme, il a surtout le sens du commerce et des amitiés. Le PCF ne finance pas le journal. Il va chercher les pubs, côtoie les patrons, apporte à La Marseillaise les bienfaits inavouables du monde de l'argent.

"Montana était atypique", se souvient Jean Kéhayan, ancien journaliste de La Marseillaise, à qui ses anciens camarades ont mis du temps à pardonner son célèbre best-seller anticommuniste de 1978, Rue du prolétaire rouge. "Ça ne se faisait pas de frayer avec les bourgeois. Lui avait ce pied dans un autre monde, il faisait vivre le journal. J'étais "stal" mais, au fond, je l'enviais."

Son amitié avec Paul Ricard, l'homme du pastis, puis avec son fils Patrick, est un tournant pour La Marseillaise. En 1961, ils s'associent pour lancer un tournoi "à pétanque" – à "pieds tanqués" (joints), histoire de damer le pion au concours "à la longue", qu'organisait le quotidien rival Le Provençal, du maire socialiste Gaston Defferre. Charles Pasqua, alors directeur général des ventes de Ricard, est de la partie. Il vient aussi de cofonder le Service d'action civique (SAC), la police privée du gaullisme, mais Montana, prudent, ne parle jamais politique. "Pour vendre des produits, ça, Charles, il était fort. Mais aux boules, il était pas terrible."

Un demi-siècle plus tard, début juillet, tout l'establishment marseillais se presse à la soirée d'ouverture du Mondial La Marseillaise à pétanque, au château de la Fondation Ricard. "C'est notre petit Cannes !", s'amuse Edmonde Charles-Roux. Michel Montana au micro y fait le présentateur avec des vedettes d'une modernité relative, de Jean-Paul Belmondo à Danièle Gilbert. Près de 5 000 triplettes viennent de toute la France et d'une vingtaine de pays, des milliers de passants se pressent pour les contempler. Jean-Claude Gaudin lance le bouchon de la partie finale. "Le journal me tire dessus quoi que je fasse, mais on ne peut pas ne pas aimer Montana", grogne le maire.

La Marseillaise a pris ses distances avec le Parti communiste pour devenir le journal de la gauche tout court. Une initiative ancienne de Jean-Noël Tassez, rédacteur en chef au début des années 1980, aujourd'hui conseil en stratégie d'entreprises du CAC 40 et conseiller de Bernard Tapie pour La Provence qu'il vient de s'offrir. Dans ce paysage turbulent, la petite Marseillaise chancelle mais garde ses fans. Elle passe telle la silhouette d'Hitchcock dans les films de Robert Guédiguian. Paul Ricard avait exigé sa survie dans son testament. Et Michel Montana, chanteur de charme, la porte à pieds tanqués.

Marion Van Renterghem

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